Pendant longtemps, il était plus facile de ne pas y penser. Ou de se contenter de tenir pour acquis ce que voyaient nos yeux. « Sans abri », c’était d’abord désigner un homme. Barbu de préférence. Aux vêtements sales et aux chaussures trouées. Au visage marqué par la vie. Des signes distinctifs, comme autant de barrières. Celles-là ne nous empêchaient pas de partager leur détresse, mais installaient par la force des choses une distance. Un fossé entre la situation de cet homme seul assis sur un carton et de la jeune femme qui l’observe. Une femme qui se pensait préservée. Oui, mais de quoi ? Et par quel miracle ? Pourquoi le sans-abrisme connaitrait-il une frontière genrée ?
La question n’a plus lieu d’être. En 2023, le sans-abrisme caché est, on le sait, d’abord et aussi du sans-abrisme au féminin. Une réalité invisible avant, mais que nos dernières initiatives en la matière, comme notre recherche-action sur la violence vécue par les femmes sans abri, ont eu le mérite de rendre concrète. Conséquence de quoi, en juin prochain, L’Ilot ouvrira aussi le premier Centre de jour pour femmes sans abri en Belgique. L’aboutissement d’une prise de conscience, mais le début encore d’un nouveau combat à mener. Parce que le sans-abrisme est une hydre à mille têtes. Dont la diversité des visages raconte le combat d’une société qui tourne à l’envers.
Et qui ferait croire aux concernées que ce sont elles les premières responsables de leur situation. Le drame d’une époque incapable d’accompagner celles qui souffrent, mais d’une société devenue référence quand il s’agit de les pointer du doigt. Elles, ce sont ces femmes dont le parcours de rue raconte d’abord une trajectoire de violences multiples : sociale, économique, physiques, psychologiques, sexuelles…
Ces femmes qui, avant d’arriver en rue, venaient déjà peupler les rangs de ce sans-abrisme qui ne dit pas son nom. Invisibles, mais tellement présentes. Coincées chez un conjoint violent, hébergées un temps chez une amie compatissante, pressées par un propriétaire intransigeant ou condamnées à vivre dans une voiture, paniquées à l’idée de faire subir à leurs enfants la violence de la rue... Enfermées, mais à l’intérieur de ce cercle vicieux, ce carcan qui a longtemps rendu inobservable ce sans-abrisme pourtant de masse.
Un comble quand on se sent si seule. Isolée et presque coupable de l’être. De ne pas être entendue, comprise ou écoutée. À défaut de pouvoir toujours réellement chiffrer ce sans-abrisme-là, il y a maintenant des mots. Les témoignages de celles qui chaque jour fréquentent nos services. Et permettent la prise de conscience de chacun et chacune d’entre nous. Une nécessité pour continuer d’avancer ensemble. Sans plus jamais fermer les yeux.
Merci pour le temps que vous prendrez à lire cette réalité, et pour le soutien que vous nous accorderez !
Ariane Dierickx, directrice générale de L’Ilot