Carte blanche initialement publiée dans le journal Le Soir, le 3 avril 2020
Aujourd’hui, la société dans son ensemble, de l'ONU aux comités de quartier, a pris la mesure de la pandémie qui frappe le monde. Mais elle oublie ou ne voit pas celles et ceux qui vont crever si on ne leur prête pas un peu plus d'attention qu'aux classes moyennes et au BEL 20.
Beaucoup l’ont déjà dit et écrit : la crise du Covid-19 est en train de révéler les failles d’un système qui était au bord du gouffre depuis longtemps.
Parmi ces failles, il y a celle, béante, d’une société qui tolère de maintenir dans un état d’extrême pauvreté de plus en plus de personnes et de familles, une société incapable de déployer les moyens nécessaires pour lutter efficacement contre les inégalités sociales, culturelles et économiques. Contre le sans-abrisme, contre les violences conjugales et intrafamiliales, contre l’exploitation et la traite d’êtres humains, contre les discriminations de genre, etc.
Une société qui, pour toute réponse à l’appel de peuples obligés de quitter leur pays pour fuir la guerre ou la misère, envisage de renforcer ou de fermer ses frontières. Et l’on pourrait continuer la liste, trop longue, de tout ce qui nous révolte mais ne trouve pas de réponse digne faute d’ambition politique, de courage, de grandeur.
En Belgique, des femmes, des hommes et des enfants survivent depuis des années dans des conditions très difficiles, indignes, inacceptables. Grâce à la débrouille. Grâce aux solidarités de proximité organisées à petite échelle. Grâce à des soutiens ponctuels, des projets soutenus car « innovants » puis laissés de côté, plutôt que des moyens structurels. Grâce à l’engagement et la détermination de citoyens et citoyennes décidé·e·s à donner de leur temps, à partager avec les oubliés et les oubliées du système leur lieu de vie et/ou leurs ressources, parfois maigres. Grâce aussi à des associations de terrain qui se démènent pour proposer une offre de services de première nécessité aux publics les plus exclus, tout en continuant de dénoncer, de revendiquer que l’Etat assume son rôle, mais aussi pour construire des solutions plus dignes et plus durables.
Tout cela, chacun et chacune d’entre nous le sait. Les responsables politiques le savent. Tout le monde le sait. Depuis longtemps.
Ces femmes, ces hommes, ces enfants, qui survivaient à peine hier, subissent aujourd’hui doublement les effets terribles d’une crise difficile pour tout le monde : fermeture de nombreux restaurants et services sociaux fréquentés par les personnes sans abri et/ou sans papiers, augmentation des risques de maltraitance d’enfants et de violences conjugales pour les femmes confinées à la maison avec leur conjoint, suppression des congés pénitentiaires et des visites pour les détenu·e·s, impossibilité pour les parents d’enfants handicapés de souffler, isolement renforcé pour les personnes âgées, etc.
Et puis, pour beaucoup, la perte de revenus.
Partielle pour celles et ceux qui se retrouvent au chômage économique subi (oui subi, n’en déplaise à Jan Jambon) : je ne vais pas faire la liste des métiers concernés, d’autres en ont déjà parlé. Pour ceux et celles-là, il y aura une intervention de l’Etat, ça ne compensera pas tout, mais ça aidera un peu.
Totale pour celles et ceux qui travaillaient dans les coulisses du système et qui, du jour au lendemain, viennent de basculer d’une survie très pénible à… un RIEN épouvantable. Je parle ici de ces petits métiers ‘au noir’ qu’à peu près tout le monde critique mais auxquels presque tout le monde, particulier ou chef d’entreprise peu scrupuleux, est content de faire appel : les plombiers, les plafonneurs, les carreleurs, les jardiniers, les femmes de ménage, etc. Du jour au lendemain, on ne les a plus appelé·e·s. Du jour au lendemain, ça ne leur servait plus à rien d’aller attendre le matin, dans les quartiers connus des trafiquants de main d’œuvre pas chère, qu’une voiture s’arrête et leur propose une journée de boulot pour quelques euros qui permettaient de manger le soir. Je parle aussi des femmes contraintes de vendre leur corps pour des raisons économiques. Du jour au lendemain, leurs clients ne les ont plus appelées. En d’autres temps, on aurait toutes les raisons de se réjouir de la disparition de cette forme extrême de violence. Mais aujourd’hui, ces femmes se retrouvent sans rien et elles ne s’y sont pas préparées.
Ces travailleurs et travailleuses de l’ombre, ou devrais-je dire ces victimes d’un système aux failles béantes qui disait avoir besoin d’eux/elles mais aujourd’hui les abandonne viennent grossir les rangs des personnes fréquentant les services du secteur sans abri. Au centre de jour de L’Ilot, situé sur le parvis de Saint-Gilles, tous les jours, la file s’allonge : des visages inconnus s’ajoutent aux visages qui utilisent nos services depuis des mois, parfois des années. Ils viennent demander un repas, un colis alimentaire, tête baissée, un peu plus honteux encore que les autres.
Comme nos équipes en ont l’habitude, elles serviront aussi longtemps que possible l’augmentation de ces demandes, avec engagement et détermination.
Depuis toujours, notre action est compliquée car le nombre de personnes qui s’adressent à nous ne cesse d’augmenter d’année en année, mais aussi parce que les conditions dans lesquelles nos équipes doivent travailler sont de plus en plus difficiles : pas assez de moyens financiers, des équipes trop réduites, des infrastructures pas adaptées pour faire face à l’augmentation des demandes et à l’évolution des publics (de plus en plus de femmes, de familles, de mineur·e·s non accompagné·e·s, de plus en plus de problèmes de santé mentale et d’assuétudes, etc.), l’épuisement d’une partie de nos travailleurs et travailleuses soumis·e·s à des métiers difficiles – accompagner chaque jour les publics qui subissent les conséquences de cette société excluante - et à des horaires lourds totalement incompatibles avec les rythmes de la vie familiale.
Lorsque la crise du Covid-19 a éclaté, malgré l’absence de matériel de protection, malgré la peur de ramener chez soi le virus et de contaminer ses proches, chacun et chacune de nos travailleurs·euses a dit sa détermination à maintenir l’ouverture de tous nos services.
Depuis bientôt trois semaines maintenant, ils et elles sont au rendez-vous, tous les jours, 24 heures sur 24. Ils et elles font face aux difficultés du confinement précaire dans des services où le respect des mesures sanitaires et de distanciation sociale est beaucoup plus compliqué que n’importe où ailleurs. Ils et elles tentent de rassurer les personnes accueillies et de les informer sur les précautions à prendre, désamorcent les tensions liées au confinement dans des espaces étroits, calment celles et ceux dont la santé mentale empêche de tout comprendre, aident d’autres à traverser les crises de manque ou de décompensation, organisent des jeux pour que les enfants, déjà tant touchés par l’errance le reste de l’année, puissent garder un peu de leur innocence et de leur belle énergie.
Ce secteur de l’aide aux personnes sans abri, je l’ai découvert il y a 5 ans lorsque j’ai eu l’honneur de prendre la direction de l’ASBL L’Ilot. Chaque jour, je me suis émerveillée et je continue de m’émerveiller du niveau d’engagement des personnes, salariées ou volontaires, qui s’y activent.
Aujourd’hui, je sais, mes équipes savent déjà que l’après Covid-19 sera plus dur encore.
Nous nous attendons à ce que les budgets publics dévolus à ce secteur aient été siphonnés par la gestion de la crise, au détriment de budgets pour continuer à construire des réponses structurelles. Nous nous attendons à voir arriver chaque jour un peu plus de personnes qui « tenaient » dans un « chez soi précaire » et qui sont en train de basculer.
L’Ilot a fait de la fin du sans-abrisme son mot d’ordre. Ici et dans d’autres endroits de la planète, d’autres organisations y travaillent aussi, certaines s’en rapprochent.
De notre côté, nous continuerons d’y travailler d’arrache-pied, parce que des réponses existent, parce que nous sommes capables de les construire et de les mettre en œuvre avec nos partenaires de secteur, parce que c’est un enjeu de dignité humaine que de permettre à chacun et chacune d’avoir une place de choix et de qualité dans notre société.
L’Ilot sera là pour soutenir ces publics, déjà connus ou nouveaux.
Mais aussi pour exiger un autre modèle de société.
Au nom de tous les travailleurs et travailleuses, salarié·e·s ou volontaires, qui chaque jour sont là pour accompagner notre public : Adélie, Ahmed, Alain, Alain, Alexandra, Alicia, Alix, Amandine, Amina, Amira, Angelina, Anita, Anjel, Anne, Anthony, Apolline, Arnaud, Aude, Audrey, Aurélie, Aurore, Axelle, Béatrice, Bertrand, Boris, Brieux, Camille, Carmen, Carmine, Carolina, Catherine, Catherine, Cédric, Chantal, Chloé, Christelle, Christian, Cintia, Claire, Claudine, Clemente, Corine, Dairo, Damien, Daniel, Denis, Diego, Dominique, Eddy, Eldy, Elena, Estelle, Estelle, Esther, Etienne, Evelyn, Fanny, Faten, Flore, Francesca, Françoise, Gabrielle, Gaetan, Gilles, Hakim, Héloïse, Henri, Ioana, Isabelle, Isabelle, Jacques, Jawad, Jawad, Jean-Luc, Jérémy, Jo, Joëlle, Jose, Josette, Judite, Julie, Juliette, Julliard, Junior, Kasole, Khalid, Khalid, Khalid, Laetitia, Larry, Laura, Laurence, Laurent, Laurent, Léonor, L’Houcine, Linda, Loïc, Ludovic, Mabrouk, Malik, Manon, Manon, Marcel, Marie Paule, Marine, Marta, Martine, Martine, Matthieu, Maryse, Maurice, Max, Mélina, Michelle, Mireille, Mohamed, Mohamed, Morgane, Mustapha, Myriam, Myrjam, Nadia, Nam, Nastassja, Natalia, Nathalie, Nathalie, Nicolas, Nicole, Nikola, Nikolaï, Océane, Papy, Pascale, Pascale, Paul, Paul, Paulette, Philip, Philippe, Pierre-Arthur, Providence, Quentin, Quentin, Rachid, Rahma, Raphaël, Renan, Richard, Roger, Selahattin, Serge, Silvia, Simon, Simone, Sixtine, Sonja, Sophie, Steeve, Stephan, Stéphane, Stéphanie, Tenimba, Thibault, Valentin, Valérie, Valérie, Vanessa, Véronique, Véronique, Walid, Xavier, et Yasmina.
Ariane Dierickx
Directrice générale de L’Ilot